| Romeo contemple le désastre la peur au ventre, impuissant. Ce fléau là est de ceux qu'il n'a jamais vu auparavant. Invisible, rapide, il frappe les uns et épargnent les autres, nullement équitable dans sa miséricorde. Six mois déjà qu'il paralyse la ville, figeant à jamais la terreur sur le visage des victimes. La Faucheuse s'invite dans les rues, dans les résidences, parmi cette plèbe cosmopolite, se faufilant telle une ombre implacable. Et Romeo pleure, frappé de ce deuil nouveau qui le prend aux tripes. Fées, vampires, sorciers, humains. Nul n'est à l'abri de cette maladie, qui ravage tout sur son passage. Tous tombent les uns après les autres, sous le regard traumatisé des survivants. Seuls les Chasseurs d'Ombres demeurent immunisés, fort d'un hasard bien favorable. Et Romeo leur en veut, à ces hypocrites, d'échapper à un tel carnage. Il ne comprend pas ce qui leur vaut d'être épargnés, alors que là-dehors, des vies s'éteignent jour après jour. Des Créatures Obscures mais également des vies humaines. Et il n'existe aucune raison valable pour une telle cruauté. Son coeur se resserre, ses iris se posant sur les formes immobiles de sa mère et de sa soeur, dont il n'entendra jamais plus le rire cristallin. Et Romeo en veut à ces angelots d'accabler autant ses pairs, comme ils l'ont tant fait par le passé.

Death doesn’t discriminate
Between the sinners and the saints.
It takes and it takes and it takes,
And we keep living anyway.


| C'est d'une voix morne et soporifique que le professeur entonne le premier cours de la journée. Et à moitié avachi sur son bureau, Romeo n'écoute que d'une oreille, regrettant quelque peu de ne pas être resté couché ce matin. Il aurait bien besoin d'un café pour commencer la journée. Ou un filtre. N'importe quel breuvage pouvant lui faire supporter les trois prochaines heures sans s'effondrer. S'emparant d'un stylo -étrange objet qui le fascine encore aujourd'hui- il s'efforce de griffonner les dires énoncés. Concentration moindre, il détourne vite le regard, celui-ci venant se perdre sur l'étendu d'élèves l'entourant. Des Créatures Obscures se mêlant aux humains. Un contexte qu'il n'aurait jamais pu imaginer dix ans auparavant. Heureux d'être libéré d'une oppression angélique vieille de plusieurs siècles, il n'en demeure pas moins méfiant et réticent à s'éloigner trop longtemps des siens. Mais Romeo se contente d'observer, comme il sait si bien le faire, ses yeux passant d'une silhouette à une autre, comme pour discerner le moindre mouvement suspect. Tout qui pourrait lui indiquer une infraction au règlement ou aux lois établies. C'est ce pour quoi il est le plus doué, et la Brigade Nocturne est toujours ravi de ses observations, aussi bénignes soient-elles. Rien à signaler. Ce n'est qu'en sortant des cours, au détour d'une ruelle, qu'il les aperçoit.  

La pénombre s'est installée depuis bien longtemps, le soleil s'étant éclipsé le temps d'une soirée pour laisser place à la lune, inconstante à la peau cendrée. Romeo entend d'abord les mots prononcés tout bas, les murmures précipités que l'on cherche à taire, à brusquer. Deux silhouettes indistinctes, camouflées par la nuit, à quelques mètres de là. Romeo retient sa respiration, se faisant le plus discret possible. Il reconnait les marques de l'une d'entre elles, ces runes angéliques dont ils recouvrent chaque parcelle et recoin de leur peau. Et son coeur s'accélère à la vue de ces êtres, ces Chasseurs d'Ombres qu'on lui a tant appris à craindre et exécrer. Le manque de lumière l'empêche de discerner correctement leur visage, mais il persévère, se résignant à les suivre lorsque ceux-ci s'éclipsent. Deux ruelles. Trois ruelles. Un starbucks. Une énième ruelle. Et soudain, tout s'arrête. Et Romeo manque de défaillir. Un loup fraternisant avec un Nephilim. Il pense reconnaître le Nephilim en question, Un Cornaro, sans doute. Bien que son nom lui échappe. Deux amants profitant d'un moment paisible, si rares en ces temps troublés. Interdit, la fée profite d'un rayon de lune passager pour observer leurs visages, si euphoriques, enjoués qu'il manque de rebrousser chemin et d'oublier toute cette histoire. Mais il ne peut s'y résoudre, ne peut comprendre ce qui pousserait une Créature Obscure à se comporter de la sorte, et à s'éprendre pour un être aussi vil qu'un Chasseur d'Ombres. Leur amour est visible, et Romeo déglutit avec difficulté, partagé entre sa révulsion, et une curiosité malsaine. Les deux amants demeurent inconscients de sa présence, préoccupés seulement par la présence de l'autre. Et la fée ne peut persister à les observer, les espionner, alors que sa raison lui hurle qu'il assiste là à un moment privé, intime. Ainsi, Romeo s'éclipse, délaissant le Nephilim et sa louve, le temps d'une nuit, loin de la douleur et des conflits qui régissent la ville.