Deux cents ans... Voilà deux cents ans que tu arpentes ce monde. Cela peut sembler long et pourtant, tu as découvert, tardivement certes, qu'il y a des êtres plus vieux que toi, bien plus vieux même. Aussi lointains que sont tes premiers souvenirs, tu ne parvins pourtant jamais à te remémorer le visage de ta mère, ni celui de ton père. Pas biologique, bien sûr, parce que toute personne qui s'est déjà penché sur ton espèce saura que seule l'union d'un démon et d'une femme peut engendrer un sorcier, mais il t'a néanmoins élevé jusqu'à tes trois ans avant de mourir à la guerre. Quant à ton géniteur démoniaque, ton père biologique, tu ne l'as jamais rencontré, même si tu soupçonnes son identité.

Non, tu ne sais rien de tes parents biologiques, la seule chose que tu saches, c'est que la mort de ton père à la guerre durant ta troisième année de vie poussa ta mère dans les bras de la dépression et du chagrin d'amour, un chagrin dont elle ne se remit jamais et qui l'emporta peu après qu'elle t'ait placé à l'orphelinat. Enfant particulier, ton regard rouge-rosé faisait ta singularité et, en dépit de tes frasques inexpliquées, un couple noble qui ne pouvait avoir d'enfant, mais qui ne tenait pas à ce que cela s'ébruite t'adopta sous le manteau. Tu devins un Archdeacon et tu vécus ton enfance dans le riche district de Kensington. Auprès de tes parents, tu assistas de près à l'ascension au trône de George IV et, durant les dix années que durèrent son règne, tu fréquentas assidûment sa cour ainsi que sa majesté le roi. Encore enfant, tu aimais chez sa majesté son côté avant-gardiste en matière d'arts, mais aussi son style de vie marginale qui te faisait écho : toi aussi tu te sentais marginal, avec ces dons que tu ne savais pas contrôler et tes yeux à la couleur si singulière qui, malgré leur magnificence, t'attirait davantage d'ennuis et de questionnements qu'autre chose, tu ignorais toujours ce que tu étais.

Au trépas de Gorges IV, ce fut son frère Guillaume IV qui accéda au trône et tu cessas, pendant les quelques sept ans que durèrent son règne, de te mêler à la cour et aux intrigues politiques de la royauté. Ce n'est que vers tes dix-neuf ans que tu réinvestis les couloirs du palais de Buckingham avec ton père qui, quant à lui, était toujours resté proche de la couronne. Fréquentant la cour de la reine Victoria ainsi que sa majesté, dont l'âge n'était pas guère très éloigné du tiens puisqu'elle n'avait que dix-huit ans lors de son accession au trône. Si déjà à l'époque le pays était une monarchie constitutionnelle et que la souveraineté n'avait qu'assez peu de pouvoirs, Victoria parvint, dans le privé, à faire grandir son influence sur les politiques gouvernementales et les élections ministérielles afin de se garantir un certain droit de regard sur le Royaume-Uni. D'un autre côté, publiquement, elle apparaissait comme une reine iconique droite et qui ne réclamait guère plus de pouvoir qu'elle en possédait déjà.

C'est durant cette même période que tes parents adoptifs prirent à cœur la tâche de te trouver une épouse. Il n'était pourtant pas question que tu épouses la première roturière venue et une vie passée avec les nobles et les puissants de ce monde aidant, tu fus promis à une fille de dix-sept ans, dont le nom évoquait une noblesse à la hauteur de celle qu'évoquait le tien. Tu ne ressentis jamais le moindre amour pour elle, néanmoins, au fil du temps passé à ses côtés, tu finis par éprouver une forme de tendresse à son égard. Par égard pour elle, et même s'il n'y eut jamais d'amour de ta part, tu lui restas fidèle tout au long de votre union et adopta même avec elle deux enfants, une fille et un garçon. Pourtant, si tu aimais tes enfants, un certain malaise t'habita tout au long de ta vie auprès d'eux, tu devais leur mentir sur qui tu étais, tu devais leur cacher ta magie, alors même que tu ne la comprenais pas, que tu ignorais sa source.

Plus les années passèrent et plus tu devais t'éloigner de la cour et de la vie politique, force était de reconnaître que quelque chose clochait avec toi et même au sein de ta propre famille, cela commençait à se remarquer et éveiller des soupçons : en effet, il était indéniable que tu ne vieillissais pas, ou bien moins rapidement que le commun des mortels. Certains de tes contemporains, que tu connaissais depuis l'enfance, devenaient des seniors, alors que toi, tu arborais encore le physique fringuant d'un jeune trentenaire, ton fils adoptif aurait pu paraître ton âge. Alors, vers ton demi-siècle passé, tu pris l'ultime décision de les abandonner et de quitter Londres pour ne plus y revenir et fit le tour du monde, ne restant guère plus de quelques années au même endroit. De loin, tu observas l'évolution de ta famille, tu vis ton épouse s'éteindre une vingtaine d'années après ton départ, tes enfants suivirent au début du vingtième siècle. Tu assistas aux funérailles de chacun et les pleuras comme il se devait, mais pour toi, sur qui le temps ne semblait avoir aucune emprise, la vie devait continuer.

C'est durant cette période de ta vie que tu fis la rencontre de quelqu'un qui allait changer ta vie et la manière dont tu allais l'appréhender. Septuagénaire que tu étais, tu vivais toujours dans l'ignorance de ce que tu étais et d'où te parvenait ces fabuleux pouvoirs que tu étais contraint de dissimuler, tout autant que tes yeux, que tu cachais derrière d'épaisses lunettes aux verres teintés ou bien derrière des lentilles. Sorcière accomplie et bien plus âgée que tu ne l'étais, Olympe De Briant fut pour toi un mentor tout autant qu'une amie. Toute sorcière accomplie qu'elle était, elle se moqua de toi lorsque, lors de votre première rencontre, elle te vit dissimuler ta marque derrière des lunettes et c'est de là que débuta votre amitié. Elle fut la première personne avec qui tu as pu parler franchement et exprimer tes dons sans crainte, tu lui avouas que tu ignorais tout de ce que tu étais et que c'était la première fois que tu rencontrais quelqu'un comme toi, avec ses yeux vairons et ses écailles de reptile, Olympe était encore plus marqué que tu ne l'étais.

C'est elle qui t'enseigna tout ce que tu sais aujourd'hui, même si depuis l'époque, tu n'as cessé de te perfectionner et d'apprendre par toi-même. C'est elle qui t'a construit, en t'enseignant l'élaboration de potions, en t'apprenant tes origines semi-démoniaques ainsi que tout un tas d'autres choses sur la démonologie, l'art de créer des portails vers d'autres lieux dans le monde, voir même sur d'autres plans que le plan terrestre. Avec son aide et celui de son entourage, tu développas ton réseau au sein de New York et fit la rencontre d'autres sorciers et d'autres créatures obscures, des vampires, des loups-garous, te taillant petit à petit une place de choix dans le monde obscur de la grosse pomme où tu resteras pendant de nombreuses années, profitant de ta nouvelle vie de sorcier et des nouvelles perspectives qui s'ouvraient à toi depuis que tu savais ce que tu étais et dans quel monde tu vivais.

Lorsque la guerre éclata entre les Créatures Obscures et les Chasseurs d'Ombres, tu refusas de participer à la bataille, éthiquement, tu avais toujours été un non-violent et, plus que la suprématie des uns par rapport aux autres, tu prônais l'égalité de tous, pourtant et ce malgré ta volonté d'être le moins impliqué possible, tu aidas à plusieurs reprises les Créatures Obscures durant la guerre, particulièrement les sorciers. Depuis ta rencontre avec Olympe, tu te faisais un devoir d'aider ceux de ton espèce qui réclamaient ton aide, tout comme tu avais pu le faire avec la Grande Sorcière de Rome, peut-être était-ce là pour toi une manière de rembourser ta dette envers elle : aider ceux qui, comme toi autrefois, en avaient besoin. Inconsciemment et même si ce fut plus infime que bien d'autres créatures, tu participas à la victoire des créatures. Renversant la vapeur, c'était désormais les Nephilims qui étaient chassés et la révélation de l'existence des créatures aux humains positionna les Créatures Obscures au sommet de l'échelle sociale. Si tu réprouvais la répression excessive qu'exerçait certains Chasseurs d'Ombres à leur apogée, tu doutais que les choses allaient réellement s'améliorer maintenant que les rôles étaient inversés.

Puis, il y a de cela dix ans maintenant, Olympe, devenue depuis votre rencontre Grande Sorcière de Rome, t'invitas à la rejoindre en Italie. Ayant posé tes valises à New-York depuis bien trop longtemps, tu acceptas la proposition en allant t'installer à Rome. Sur place, ce n'était plus l'Olympe que tu avais connu à l'époque : sérieuse, d'une droiture exemplaire, elle dégagea cette aura à la fois inspirante et qui suscite le respect, parfois même la crainte de ses pairs, elle était la figure derrière laquelle on voulait se ranger, celle que l'on suivrait aux portes de l'Enfer si elle le demandait, nul doute pour toi que certains auraient été prêts à mourir au nom de la Grande Sorcière. Fier et honoré d'avoir été l'apprenti d'une telle figure d'autorité, tu te rangeas sans maugréer derrière Olympe, appuyant ton ancien mentor dans son vœu d'inaction et de protectorat envers le reste de la communauté sorcière de Rome et du monde.

Parallèlement, à ton arrivée à Rome, tu fis la découverte d'une jeune femme, Ambrosia Vasilis, à l'époque âgée de quatorze ans, dont la vie était loin d'être rose. Sa manière d'affronter les obstacles que plaçaient la vie sur son chemin força ton admiration, surtout chez quelqu'un d'aussi jeune et tu t'épris d'une forme d'admiration pour elle. Elle t'inspirait, te poussant à aller de l'avant, au mépris des embûches que si dressaient devant toi. À la manière d'un admirateur secret, tu as suivi l'évolution de la jeune femme durant ses dernières années et, à plusieurs reprises, tu eus l'irrépressible envie de la sortir de son calvaire, sans jamais le faire, plus elle grandissait, plus tes sentiments, pour elle, devenaient flous et difficiles à appréhender, tu avais du mal à les comprendre, pour ne les avoir jamais ressentis jusqu'alors. Pourtant, dû à vos différences et à ton immortalité, tu résistas longtemps à l'attrait que tu avais pour elle. Puis récemment, alors qu'elle est devenue prisonnière d'une maison close, tu n'as pas su rester passif plus longtemps et, n'ayant pas d'autres moyens d'entrer en contact avec elle, tu utilisas tes talents de codeur pour créer une plateforme de communication sur le dark web, support qu'il t'arrive parfois aussi d'utiliser dans ton activité d'antiquaire pour certaines pièces rares du marché noir. Rarement accessible, tu gardes perpétuellement ton smartphone sur toi pour échanger avec elle dès qu'elle en a la possibilité, mais tu es conscient que ce n'est pas comme cela que tu parviendras à la faire sortir de son enfer personnel.

Tu commences à peine à appréhender l'ampleur de tes sentiments à son égard et même si tu ne veux pas encore clairement te l'avouer et ce pour bien des raisons, en ton for intérieur, tu sais que tu es en train de tomber amoureux d'elle et que tu souhaites la chérir pour le restant de tes jours, mais tel est toute l'envergure du problème, toi tu es immortel, tu ne peux mourir que si l'on te tue, tandis qu'elle, toute humaine qu'elle est, finira par s'éteindre et cela t'effraie atrocement, de devoir la perdre un jour, alors même que tu ignores tout de ses sentiments à ton égard. Du reste, tu continues de servir de bras droit à la Grande Sorcière de Rome et tu sens l'ombre de la guerre se profiler de nouveau, une guerre plurilatérale qui engagera les Nephilims rebelles, les Créatures Obscures, mais aussi et pour la toute première fois, les Hommes, tous déjà engagés dans un conflit de l'ombre.