Impossible de repousser ce moment plus longtemps ; c’est déjà une grâce d’avoir pu y couper jusqu’à maintenant. Cela fait maintenant deux semaines entières que la lame de séraphin est en deux morceaux dans son sac, que Scylla trouve quelque chose à faire, une information à aller chercher, un quelconque exercice physique à effectuer, pour ne pas devoir la faire réparer. Depuis que Nolwenn est revenue, qu’elle a pris le contrôle de l’armurerie, c’est un peu trop difficile d’aller là-bas, elle en a mal au ventre d’avance, les organes qui se tordent, un sentiment qui la traverse et qu’elle ne connaît que trop bien. La culpabilité. Nolwenn, ça fait bien longtemps qu’elle l’a abandonnée, qu’elle s’est retournée sans lui dire un mot, sans être foutue de lui expliquer quoi que ce soit. Après tout ça, Scylla sait ce que ça lui coûtera de se présenter devant elle, avec sa saloperie de lame, pour lui demander de réparer ce qu’elle a cassé, encore une fois.

Il est rare que Scylla ait affaire à l’armurerie. Depuis qu’on lui a délivré son arc perfectionné et ses flèches, il y a des années, elle ne se sert de ses lames et poignards en tous genres à de rares occasions, et jamais de son plein gré. Elle n’est jamais aussi à l’aise qu’à distance, un peu en hauteur, capable de tirs de précision sans aucun égal. Le combat, deux semaines auparavant, l’a pris par surprise. Rien ne fait bouillir son sang comme ça ; l’impression paralysante de ne pas être à sa place, d’avoir perdu toute audace. Scylla se revoit, de longues années plus tôt, se jeter au cœur de la bataille avec l’armure de papier que l’on porte lorsque l’on se croit invincible, lorsque l’on n’a pas encore vraiment regardé la mort en face. Ce regard-là la terrifie encore. Elle l’a vu dans les yeux éteints de sa mère, avant de plonger sa lame dans la carcasse du loup-garou, encore et encore. Elle se revoit couverte de sang, de rouille, salie, meurtrie, les narines pleines de cet arôme détestable. C’est à ça qu’elle pense lorsqu’on s’approche un peu trop près d’elle, lorsqu’elle est forcée de frapper, d’encaisser les coups. Parfois, elle se demande si les images s’arrêteront de danser devant ses yeux. Si un jour, elle pourra tenir sa lame séraphine sans se sentir gauche, sans se sentir comme le vilain petit canard du clan Herondale. Du moins, ce qu’il en reste.

Une chose qu’on ne peut lui enlever, c’est son courage. A trente-deux ans, on a appris depuis longtemps que parfois, être adulte, c’est faire des choses que l’on aurait préféré ne jamais faire. Et Scylla n’est plus une enfant depuis longtemps. Elle se déplace dans les corridors comme une ombre, sans un bruit. Elle marche vite, comme pour se convaincre de ne surtout pas s’arriver, pour arriver avant de regretter. Elle pousse la lourde porte d’entrée – ça grince, elle aurait préféré une entrée plus silencieuse – et se dirige, le regard fixé devant elle, vers la silhouette de Nolwenn, affairée dans la salle. En interceptant le regard de la chasseuse d’ombres, surpris et dur, elle songe instantanément qu’elle aurait vraiment aimé leur épargner cette interaction à toutes les deux. Scylla ne sait pas comment lui dire bonjour, quelles banalités lui servir. Que dit-on à la personne que l’on a le plus aimé, et le plus blessé ? Rien de ce qu’elle pourrait dire ne ferait l’affaire.

Alors, en sortant les deux bouts de lame de son sac, elle les présente à Nolwenn, sans cérémonie. « J’aurais besoin de tes services. Je pense que le problème est assez évident. » La Herondale est plus froide que ce qu’elle voudrait ; elle sent déjà les relents d’une émotion désagréable lui emplir la cage thoracique, et la barrière est essentielle pour ne pas se laisser submerger. Ne pas se laisser tomber. Elle plante ses prunelles bleues dans celles de son ancienne amie, inflexible. Elle veut aussi épargner à la Lovelace de devoir gérer son inconfort à elle ; il ne manquerait plus que ça. Mais Nolwenn reste silencieuse, soutient son regard comme pour lui verser des torrents de mots mais rien ne passe sa bouche. Au bout de quelques secondes insupportables d’amertume, Scylla fourgue ses pauvres bouts d’armes dans son sac, et se retourne de moitié pour partir. « C’était manifestement une mauvaise idée. Faisons comme si je n’étais pas venue. » marmonne t-elle, oubliant le port de tête digne et la forteresse soigneusement érigée pour survivre à cette conversation. Nolwenn ne mérite pas ça. Aucune des deux personnes dans cette pièce ne mérite ça.

   

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