2005 – Assise sur son lit, l'enfant ne trouve pas le sommeil, le regard ancré à cette lune pleine éclairant le ciel, elle refuse de se glisser sous les draps. Ces soirs de pleine lune ont toujours eu quelque chose de spéciale pour la belle. Non, elle ne fait pas partie des leurs, elle ne comprendra probablement jamais le sentiment qu'ils ressentent, elle ne comprendra probablement jamais pleinement cette part animale qui sommeille en eux. Pourtant, leur humeur, les mots qui passent leurs lèvres pour décrire ces sensations, ont quelque chose de contagieux, quelque chose de fascinant. Alors une fois de plus, elle contemple cette lumière dans le ciel, presque rêveuse. Des plus banales pour bien des gens et pourtant si puissante à ses yeux. La peur, l'angoisse, qu'elle pourrait ressentir face à l'instinct animal de ceux qui l'entourent, s'est envolée le jour où le couple l'a ramené dans cette maison. Une sorcière parmi les loups. Elle a d'abord été acceptée par la meute. Non, elle ne saurait jamais l'une des leurs, chacun le savait, mais malgré cette distance naturelle qui a prit place entre elle et la meute, elle s'est toujours sentie acceptée, à sa place. Pour la sorcière qui n'a jamais connu ses semblables, ce groupe a naturellement pris la place de famille. Aujourd'hui, alors que la meute les a rejetés, alors qu'ils se sont retrouvé tous les 4 isolés, les liens n'ont fait que se renforcer. Peut-être qu'elle ne les comprendra jamais pleinement, peut-être qu'elle ne partage pas leur sang, qu'ils ne sauront jamais répondre à toutes ses questions, la guider dans la maîtrise de sa propre nature, elle n'échangerait sa place pour rien au monde. 

Elle vient mordre ses lèvres d'enfant, la curiosité dans le regard. La seule chose qu'elle ne supporte pas, c'est cette solitude, ce silence, lorsqu'ils partagent ce moment des plus forts. Sans elle. Trop fragile qu'ils disent. Trop délicate. Ils disent que le danger est bien trop grand pour elle, qu'elle ne peut pas sortir de la maison. Alors, bien souvent, elle obéit, attendant avec impatience le levé du jour. Pourtant, ce soir-là, ses petites mains se referment fermement sur une veste légère, qui vient recouvrir ces épaules. Elle descend doucement les escaliers menant au salon, observant un instant les alentours à travers la fenêtre, avant de faire claquer la porte d'entrée derrière elle. Impatiente, elle accélère le pas, laissant rapidement ses pieds courir dans l'herbe humide. Elle s'arrêta nette, alors qu'elle s'éloignait dangereusement de la maison. Observant au loin cette maison isolée qui lui sert de foyer depuis maintenant 11 ans. L'hésitation s'empare, un bref instant, de ses pensées. Peut-être qu'elle ne devrait pas s'éloigner. Peut-être qu'elle prend des risques inutiles dans le fond. Elle ne voudrait pas les inquiéter, les décevoir.

Un bruit sourd l'arrache à ses pensées, lui provoquant un violent sursaut. Elle sent son pouls s'accélérer dangereusement, alors qu'une douce voix s'élève dans le silence de la nuit. « Neiza, qu'est-ce que tu fais là chérie ? Je t'avais dit de rester dans ta chambre, ce soir. Tu sais bien que ton petit frère ne se contrôle pas encore, il aurait pu te mordre ma grande ! » Le regard affolé passe du visage inquiet de sa mère, au regard ambré de ce loup. Instinctivement, elle tend sa main en direction de loup, mais sa mère vient la baisser délicatement, avant de lui montrer le chemin de la maison. «  Mais, maman, moi aussi je suis spéciale, ma magie me protégera, et … Kaled ne me fera pas de mal, tu sais. » Le regard inquiet de la femme qui l'a recueillit en dit bien plus que tous les mots qu'elle pourrait prononcer. Elle le sait, oui, elle est spéciale, mais sa magie est instable et ni elle, ni son père ne savent comment lui apprendre à la gérer. Neiza est encore jeune, mais elle comprend l'inquiétude que cela réveille chez ces loups qui la considère depuis toujours comme leur propre fille. « Je sais, ma chérie. Mais je ne veux pas prendre de risque. »



2018 – Assise sur son lit, les genoux ramenés à sa poitrine, la sorcière à le regard perdu dans le vague, les pupilles noyés sous un voile de larme qui ne demande qu'à couler. Kaled n'est pas là. Elle sait qu'il n'est plus l'enfant qu'il était il y a quelques années, pourtant, depuis qu'elle les a quitté, elle se sent responsable de ce frère qui a lui aussi perdu sa mère. Il n'est pas là et elle laisse les larmes roulent sur sa peau. Elle a peur, la belle, peur de perdre le peu qu'il lui reste, peur de faire face à la mort une nouvelle fois, peur de ne pas pouvoir gérer la folie de leur père, de ne pas pouvoir offrir le meilleur à Kaled si le pire devait venir. Sa main se referme sur le tissu de sa couverture, alors que l'angoisse se fait toujours un peu plus violente. Un sanglot lui échappe rapidement. Ils ont déjà perdu leur mère, assassinée dans les rues de Rome, pour cette stupide guerre qu'aucun d'eux quatre n'a jamais voulu, pour cette putain de guerre à laquelle ils n'ont même pas prit part. Et aujourd'hui, aujourd'hui c'est la folie qui s'empare de l'homme qu'elle a toujours considéré comme son père. Elle tente de caler sa respiration sur un rythme régulier, alors que la panique s'empare doucement d'elle. Un grondement sourd l'arrache violemment à ses pensées. D'un revers de la main, elle essuie ces larmes qui se sont écoulées, tentant de retenir celles à venir.

Tremblante, elle pose la main sur la poignée. Sa respiration se fait de moins en moins régulière et la peur est si puissante qu'elle en ai presque douloureuse. La sorcière sent son pouls qui s’accélère, elle le sent pulsé, toujours plus fort, jusqu'à en ressentir les pulsions dans chaque extrémité de son cœur, et chaque battement de son cœur lui paraissent assourdissant, tant le silence de la maison est pesant. Poussée par une soudaine adrénaline elle ouvre brusquement la porte qui la sépare du couloir. Son regard se pose sur l'animal. Instinctivement, elle lui tend la main, sans bouger, ses pupilles ancrées aux siennes. Elle retient sa respiration, la sorcière. Son cœur s'affole toujours un peu plus et tous ses sens sont en alerte. Elle sent sa magie s'agiter dangereusement, mais la contient tant qu'elle le peut. L'animal gronde, les crocs sortis. Sa voix brisée résonne de le couloir de la maison, alors que, prudente elle recule, lentement. « Papa ... » Elle aimerait avoir les mots, elle aimerait tenter de le ramener à la raison, se raccrocher à la conviction qu'il est bien là, devant elle, qu'il peut l'entendre, que la folie ne l'a pas entièrement dévoré encore, réduisant en poussière ce qu'il reste du père qui l'aime. Seulement, les sons peinent à sortir de sa gorge nouée. 

La paume de sa main se heurte à la surface froide du mur. Sans même le réaliser, la brune s'est reculé jusqu'au bout du couloir, alors que l'animal ne cesse d'avancer dans sa direction, menaçant. Elle le sent, ce bond que le loup s'apprête à faire. Un cri déchirant lui parvient, le siens, prise par la peur, elle n'a su retenir ce cri qui lui coupe le souffle, alors que la bête s'élance dans sa direction. Un sanglot lui échappe alors que l'animal se heurte à une barrière magique dressée devant elle. Tremblante, elle se laisse glisser au sol, sans quitter le regard du loup des yeux. Agité, celui-ci tourne en rond devant elle, comme dans l'attente d'un passage. Elle peut voir dans ses pupilles que l'instinct sauvage a prit le pouvoir sur tout le reste. Durant toute son enfant, il a pourtant toujours été un exemple de maîtrise de sois, est-ce que cette chienne de maladie a vraiment pu réduire à néant tout ce qu'il était ?  



Juin 2018 – Le bois rugueux passe sous la pulpe de ses doigts. Ses pupilles bleutées perdues dans le néant ne perçoivent plus la moindre image, égarée dans le passé, dans ses pensées. La gorge nouée, les yeux qui brûlent, elle se mord la lèvre pour ne pas laisser couler ce liquide salé qui menace de noyer son regard. Ça fait mal. De laisser tout derrière sois, de balayer d'un simple revers de la main toute une vie. Mais qu'est-ce qu'il en reste dans le fond ? Les paupières de la belle se ferment un court instant, comme pour reprendre un semblant de contrôle, avant qu'elle ne les ouvre à nouveau sur cette porte d'entrée qu'elle s’apprête à franchir pour la dernière fois. Vingt quatre ans. Ça fait maintenant vingt quatre ans, qu'elle a été ramenée ici, un soir, faible, orpheline. Abandonnée pour ce qu'elle est ? Ou bien seule survivante de sa venue au monde ? Elle ne l'a jamais su, elle ne le saura jamais. Elle l'a apprit au fil des années, la conception d'un être comme elle est loin d'être le fruit de l'amour, loin d'être chose facile pour ces humaines qui portent l'enfant. Si bien qu'elle pourrait comprendre l'abandon. Elle a cette part d'elle qui s'abandonne parfois aux rêveries, qui s'imagine que celle qui lui a donné la vie est bien vivante, heureuse. Pourtant, elle le sait, les chances sont faibles. Mais cette chance infime a le don de la rassurer, de chasser cette pointe de culpabilité qu'elle ressent lorsqu'elle pense à ce que la vie lui a offert, lorsqu'elle se sent reconnaissante pour ces deux parents qui l'ont aimé plus que tout, pour ce frère qui aujourd'hui représente tout ce qui lui reste. Ils lui ont donné tout ce qu'ils pouvaient et même si elle sait l'inquiétude que ses pouvoirs ont sût éveiller chez eux, ils ont toujours fait de leur mieux pour lui apprendre à les maîtriser. Mais aujourd'hui elle le sait, ça ne sera pas suffisant. Elle a cette soif d'apprendre, ce besoin d'apprendre, pour elle, mais aussi pour Kaled. Kaled, son frère, elle peut lui apporter son soutien, elle peut le prendre sous sa responsabilité, mais jamais elle ne pourra lui assouvir son besoin d'une meute, jamais elle ne pourra lui suffire. Elle balaye la maison d'un regard. Elle laisse derrière elle trop de souvenir, une vie qui pendant longtemps avait ce côté réconfortant, cette pointe de bonheur, cet amour constant, mais qui s'est changé en véritable cauchemar au cours des derniers mois. Rome. C'est leur prochaine destination. A Rome ils pourront être tous les deux, mais lui pourra trouver des réponses à sa perte de contrôle, alors qu'elle, pourra se forger les armes nécessaires à affronter ce monde, elle pourra en apprendre plus sur ses pouvoirs, sur ce qu'elle est. Cette vie n'est plus saine pour lui et elle n'est pas certaine de pouvoir le protéger plus longtemps, sans autre loup pour le guider.  Un nouveau départ. Un saut dans l'inconnu.