Aplati contre le sol, il sentait l'herbe chatouiller son ventre sensible. A pas lents, il avançait, le chemin s'ouvrant devant lui, dévoilant un tracé plus précis pour atteindre son but. C'était très clair dans sa tête, sa proie n'était qu'à quelques pas, il n'avait plus très loin à aller. La chasse n'avait pas été difficile, simplement gênée par ses parents qui tentaient de communiquer avec lui, de lui apprendre des choses. Soit disant pour se contrôler, se gérer. Rester maître de lui. Il était maître de lui ! En pleine maîtrise de ses moyens, en pleine possession de ses pensées. Absolument. Rien n'entravait son désir d'attraper sa proie, de prouver qu'il était un bon chasseur !
Bientôt, elle fut là. A portée. Il retint le jappement de joie qui manqua échapper à sa gorge et s’aplatit un peu plus. La seconde d'après, il s'élançait, ses petites pattes frappant le sol avec enthousiasme alors qu'elles le rapprochaient à toute allure de la silhouette humaine qui lui tournait le dos. Encore un peu et il y était, au dernier moment il se ramassa sur ses pattes et bondit, sa mâchoire s'entrouvrant pour capturer cette proie si alléchante.

Alors qu'il allait l'atteindre, il se fit percuter sur le côté, se retrouvant brièvement écrasé au sol avant qu'une mâchoire ne l'attrape par le cou, le faisant s'élever dans les airs. Des jappements de protestations lui échappèrent immédiatement mais, rien à faire, on ne le relâchait pas. Il sentit que son père – parce que c'était lui, bien entendu – bougeait et il retrouva dans son champ de vision sa mère, accroupit devant son ancienne proie. Il s'agita un peu plus, mais les mâchoires se resserrèrent et il s'immobilisa immédiatement, la queue entre les pattes, un faible couinement lui échappant.

De manière confuse il entendait la voix de sa mère, captant quelques paroles, parfois, le reste ne trouvant pas d'écho dans son esprit sauvage. «Neiza, qu'est-ce que tu fais là chérie ? […] t'avais dis de rester dans ta chambre, ce soir […] se contrôle pas, il aurait pu te mordre ma grande! » Une autre voix lui parvenait, plus confuse, comme s'il n'était pas certains de ce qu'il entendait. Quelque part, dans son esprit, il reconnu sa sœur adoptive, sa grande sœur qu'il adorait, qu'il suivait partout, dont il exigeait les câlins constamment. Quelque part, au fond de lui, du haut de ses cinq ans, il comprit qu'il avait faillit l'attaquer. Qu'il aurait pu lui faire du mal. La honte et l'horreur le frappèrent immédiatement alors que, vaguement, il voyait les silhouettes de sa mère et de Neiza s'éloigner vers la maison.

Au dessus de sa tête, la lune était présente, ronde, souveraine de sa nuit, son influence obscure ayant envahi le corps du louveteau depuis le moment où elle était apparu.
Quand elle retourna se cacher, il passa les heures qui suivirent à pleurer dans les bras de son aînée en s'excusant, leurs parents non loin les fixant d'un air désolé en murmurant tout bas qu'il allait falloir le pousser un peu plus, que le laisser soumis à son loup et à la lune ne ferait que les mettre en danger.




« On est rentrééééé ! » La voix joyeuse s'éleva, précédent de peu le bruit de la porte d'entrée qui claque avant de s'ouvrir à nouveau, puis de se refermer plus calmement. Une tornade aux mèches rousses et un peu trop longue pénétra dans la cuisine, faisant un magnifique dérapage plus ou moins contrôlé quand il se rendit compte que le domaine de la nourriture était déjà encombré de gens. Son papa et sa grande sœur, en fait. Visiblement en train de faire la cuisine ensemble, l'un montrant à l'autre comment faire. Une activité pour... Concentrer et calmer son esprit ! Il avait déjà entendu papa en parler. C'était pour les pouvoirs trop cool de Neiza. Il les salua joyeusement avant de se percher sur une des chaises de la cuisine, attendant à l'évidence qu'on lui serve son goûter comme le petit prince dont il prenait l'attitude, parfois.

«  C'était trop bien à l'école ! Même que je suis resté très sage ! La maîtresse elle a dit que je m'améliorais et que je me mettais moins en colère! Et que je montrait plus les dents ! » Il continuait à babiller tout ce qui avait pu se passer durant la journée, ne prêtant aucune attention à ses parents qui échangèrent un coup d’œil satisfait dans son dos. Le mettre à l'école relevait du parcours du combattant vu son caractère enflammé. Cela ne faisait pas si longtemps qu'il arrivait à maîtriser un minimum son tempérament, limitant les dégâts que ses coups de sang pouvaient provoquer. Diagnostiqué il y avait peu hyperactif, les deux loup garou avaient prit le pari risqué de l'épuiser grâce à diverses activités sportives. Inscrit dans plusieurs clubs, ils cherchaient à faire sortir au maximum l'agitation du petit loup, Et étrangement, ça fonctionnait. Ça avait même le double avantage de non seulement le garder un peu plus calme mais aussi et surtout, de le focaliser un peu plus sur son lui tout entier. Peu à peu, ils le voyaient évoluer, ils voyaient le loup se faire maîtriser, permettant à l'enfant de mieux gérer ses transformations. Ils savaient que durant les prochaines années, ça ne ferait que s'améliorer, qu'il arriverait à les contrôler complètement, ne se soumettant plus à la lune ou à son loup. C'était long, mais sans meute, c'était le mieux qu'ils pouvaient faire, avec les moyens à leurs dispositions.

« Si c'est vrai ! » Les éclats de voix les sortirent de leur réflexion silencieuse et ils se retournèrent avec inquiétude vers leurs deux enfants alors que leur aînée répondait vivement au plus jeune. « N'importe quoi ça existe pas les chats garou ! » Okay, d'accord, comment avaient-t-ils pu décrocher au point de rater une déviation pareille de la discussion ? « Si ça existe ! C'était dans le livre de la maîtresse! » Mais t'es bête, c'est juste un livre, ça existe pas vraiment les choses dans les livres! » « Si d'abord ! Y avait des loups garou dedans aussi ! Et on existe! »  « Okay les enfants... » Commença leur mère, vite coupée par sa fille adoptive, la petite sorcière n'ayant définitivement pas envie de laisser le dernier mot a son petit frère, « Mais noooon. Alors tu crois que les dragons ils existent c'est ça ? C'est n'importe quoi, on le saurait, on les aurait vu, ils sont trop grands! » « Et bah peut être qu'ils se cachent ! Comme nous avant ! Et puis d'abord c'est toi la trop bête, la maîtresse elle sait mieux que toi, toi t'es trop trooop bête pour savoir!  » La louve garou reconnu le cri de colère étouffé qui retentit et elle se raidit brusquement au moment où une des poêles mise de côté sautait soudainement de son emplacement, traversant la pièce dans un trajet plus cahoteux que vif, frôlant le louveteau avant de s'écraser au sol dans un bruit de ferraille assourdissant.
Le silence dura exactement cinq secondes avant que Kaled, définitivement lunatique, ne pousse un couinement d'excitation réclamant encore un tour du même genre tandis que Neiza paniquait, choquée à l'idée d'avoir presque assommée son frère. Un lourd soupire échappa aux parents alors que la femme se dirigeait vers l’aînée pour la calmer. S'ils devaient composer avec le caractère emporté et boudeur de leur plus petit pour gérer ses crises, ils devaient  aussi composer avec encore plus d'inconnu pour gérer leur fille et ça, c'était d'un tout autre niveau...





 « Pourquoi maman doit partir? » Un lourd soupir retentit dans le salon et Kaled, bras croisés et campé devant son père, eut vaguement l'impression que le loup plus âgé envisageait de le passer par la fenêtre. « Je te l'ai déjà expliqué... » « Non c'est faux! » Le silence se fit plus lourd et le jeune loup pinça les lèvres sous le regard agacé de l'autre homme. « C'est faux ! Tu m'as juste dit qu'elle avait pas le choix, qu'elle devait y aller mais ça me dit pas pourquoi elle doit le faire!  »  L'adolescent releva le menton, défiant du haut de ses quatorze ans. Parfois, le loup exilé regrettait la tornade surexcitée qu'il était il y avait encore quelques années. Oh, tornade surexcitée il était toujours – l'hyperactivité avait de beaux jours devant elle - mais maintenant le caractère emporté avait pris un accent enflammé et il n'était pas rare de l'entendre râler, de le voir bouder, et d'entendre les cris résonner dans la maison.

Kaled avait un caractère de chien – sans mauvais jeu de mots – et heureusement qu'il savait tout aussi souvent être adorable et câlin, sinon les confrontations seraient bien plus violentes.  « Tu vas me faire le plaisir de déjà baisser d'un ton, et d'arrêter de me couper la parole, Kaled. » Pour toute réponse, ce dernier grogna faiblement et le regard de l'adulte se fit plus acéré, implacable. Il ne lui fallut qu'une seconde pour faire baisser les yeux à son cadet, un faible souffle frustré échappant aux lèvres boudeuses « Bien. Ta mère a à faire à Rome, et le pourquoi du comment ne te concerne simplement pas. Tu as 14 ans gamin, tu es trop jeune pour ce genre de chose. »

A ces mots, bien entendu, il frappa du pied, soufflant fortement.  « C'est n'importe quoi, je suis assez vieux ! Et puis, elle est jamais partie et encore moins aussi loin et une semaine ! C'est long une semaine! J'veux savoir pourquoi, et je veux pas qu'elle s'en aille!  » La par contre, la crise devenait surprenante. Il n'était jamais aussi accroché, surtout quand il était clair qu'il n'aurait pas plus d'information en face.  « Elle va rater ma compétition ! Elle a jamais raté mes compétitions ! J'veux pas qu'elle s'en aille elle a pas le droit! »  « Ca suffit Kaled ! Tes exigences tu vas les revoir à la baisse, c'est certainement pas toi qui décide, et ça ne plaît pas plus à ta mère qu'a toi qu'elle s'en aille! » A ce moment ils étaient tous les deux debout en face de l'autre et le plus petit jeta à son vis à vis un regard frustré, à moitié remplit d'eau, à moitié remplit de colère.  « Menteur ! T'es qu'un menteur! Elle s'en va parce qu'elle veut plus nous voir, elle a pas le droit de partir! » Cette fois il criait clairement, sa voix prenant un accent étrange. Plus inquiet qu'en colère désormais, le loup tenta un pas vers lui mais le plus jeune s'échappa en arrière avec la vivacité d'un animal pris au piège, courant presque vers la porte du salon.  « J'vous déteste ! Et je la déteste encore plus ! Elle a pas le droit! »Il fuit la pièce sur ces mots crachés d'une voix étranglée, bousculant sa mère et sa sœur, toutes deux dans l'entrée où était aussi posée la valise de la plus âgée. Le silence fut lourd par la suite, le seul bruit résonnant encore étant la porte de la chambre de Kaled qui claqua brutalement.

A ce moment là, aucun ne comprit la brutalité de la crise d'angoisse qui avait semblait s'emparer du roux et lui-même ne put jamais expliquer le pressentiment qui l'avait pris ce jour-là, violent et submergeant.
Il n'en parla de toute façon plus jamais, ne voulut plus jamais entendre un seul mot la dessus, faisant clairement un blocage sur cette période de sa vie, tout simplement parce que les dernières paroles qu'il avait craché à sa mère étaient horribles, et qu'il ne pourrait jamais les rattraper, jamais se faire pardonner.
Jamais lui dire que c'était faux, qu'il l'aimait profondément, que c'était pas grave pour la compétition, qu'il y en avait plein d'autres, qu'elle pourrait venir l'applaudir a celles-ci, que c'était la plus formidable des mamans, qu'elle avait tellement fait pour eux et, s'il te plait, par pitié maman reviens je suis tellement désolé, tellement, tellement....
Ou du moins, il ne pourrait plus jamais le dire à autre chose qu'un corps froid dans un cercueil de bois, dans une église bien trop vide dans laquelle on entendait trop bien ses pleurs et gémissements de bête blessée.
Oh, tellement, tellement désolé. Tellement blessé par cette perte, tellement à la recherche d'un coupable, d'un nom, d'un visage autre que le sien à qui en vouloir.





Kaled lâcha son sac de voyage et celui-ci s'échoua au sol dans un bruit sourd. Sur le moment le jeune loup regretta l'absence d'un nuage de poussière qui aurait rajouté une ambiance quelques peu glauque à la scène. Puis une main dans son dos le sorti de son train de pensées et le força à se décaler pour laisser sa sœur entrer à sa suite.
Il ne prononça pas un mot, d'abord, laissant son regard errer sur les meubles qui se trouvaient dans la pièce. L'appartement n'était pas très grand, mais ça ne lui posait pas vraiment de soucis. Peu de choses lui posaient soucis, à cet instant. Son corps était là, mais son esprit errait, incertain.
Ils étaient à Rome. Dans cette ville qui leur avait volé leur mère. Était-ce une bonne idée ? La Sicile lui manquait déjà. Leur maison lui manquait déjà. Son père lui manquait, tellement.

 « On était vraiment obligé de déménager ? » Il murmura ces mots, sachant parfaitement la réponse. « Kal.. » Il ferme simplement les yeux et hausse les épaules. Ils ont eut cette discussion cent fois. Ils n'avaient pas le choix, pas réellement. Pas après... tout. La mort de leur père – assassiné par cette chienne de maladie – avait brisé quelque chose en eux, en lui. Il était réellement un solitaire, désormais. Plus du tout de loup à ses côtés. Tous ses efforts, tout ce temps passé à apprendre à se contrôler semblait peu à peu voler en éclat.  « Je sais... » Marmonna-t-il, sa voix prenant un accent presque désespéré. « On va s'en sortir. Toutes nos réponses sont ici, on doit juste les trouver. Ça va aller. » On va les trouver... Ça ressemblait à un pieu mensonge mais il savait qu'elle y croyait. Et lui aussi ? Oui, quelque part. Il sait, il n'accepte pas, mais il sait qu'ils n'ont pas le choix.
Il aurait pu le tuer. Son petit ami, humain. Peu de temps après l'enterrement de leur père, quelque chose s'était mal passé, il ne se souvenait même plus quoi. Il se souvenait juste de la colère, foudroyante, du regard paniqué de l'autre homme et de l'intervention précipitée de Neiza. Elle n'aurait pas été là...
Il prit une profonde inspiration, se forçant au calme. Il devait rester calme, il devait, vraiment. Il ne pouvait plus se permettre de se mettre en colère alors qu'il perdait la main sur son loup, c'était trop risqué, il ne se le pardonnerait jamais. Dans son esprit défilait bien trop d'images, bien trop de sentiments. Les images de son père, perdu dans sa folie, cette colère qui semblait le contaminer, cette culpabilité, cette angoisse. Il ne pouvait pas gérer ça seul et sa sœur ne pouvait pas l'aider, par à ce niveau. Il devait rejoindre une meute, il ne pouvait plus rester seul, ça n'était plus possible, plus maintenant qu'ils avaient tout perdu.

Deux mains se posèrent sur son visage, le forçant à rencontrer le regard de son ainée alors qu'elle lui murmurait des paroles apaisantes, rassurante. Ses bras se resserrèrent autour d'elle alors qu'il baissait les paupières, laissant son poids reposer contre son corps, les larmes s'échappant de ses yeux, encore. Oh ça allait être dur, tellement, tellement dur. Mais ils étaient deux, ils pouvaient y arriver. Ils pouvaient le faire, ils étaient plus fort que ça.
Ils étaient deux, ils étaient à Rome et elle et ses secret n'avait qu'à bien se tenir, ils ne toléreraient plus qu'on se mette en travers de leur route, trop de choses en dépendait. Ils en dépendaient, elle et ses pouvoir, lui et le contrôle bien trop violent qu'il devait s'imposer pour ne pas laisser la sauvagerie du loup sortir.