J'ai mal. Tellement mal. Je n'ai jamais eu aussi mal. Je lâche mes katanas en poussant un hurlement à briser les pierres. J'ai l'impression qu'on me plante une épée dans le ventre, et qu'on s'amuse à la tourner dans la plaie. Je ne fais plus attention à rien. Mon environnement a disparu, je ne vois plus que lui. Maxence. Mon frère, mon meilleur ami, la meilleure partie de moi-même. Mon Parabataï. Je le regarde s’effondrer, un air surpris sur le visage. J'ai mal. Tellement mal. Le combat continue autour de moi, et mes frères d'armes se sont postés en cercle autour de nous, pour nous protéger. Pour me protéger.
Je suffoque. Je me noie dans mes larmes. J'ai mal. Tellement mal. Je n'arrive pas à comprendre. Comment ... Pourquoi ? Pourquoi lui, et pas moi ? Je ne peux plus respirer. Je prends de la terre dans mes mains, et serre, serre jusqu'à avoir mal. A genoux, je me penche et pose mon front contre le sol, laissant le torrent de mes larmes rejoindre la terre.
Je ne sais pas comment j'ai fais pour rentrer. Je ne sais plus ce qu'il s'est passé après. Je sais juste que j'ai un vide immense en moi, un vide que je ne pourrais plus jamais combler. Je suis morte à l’intérieur. Mon corps vit, agit et réagit, mais mon âme est partie, en même temps que celle de Maxence. Maxence. Mon frère de cœur, mon meilleur ami, la meilleure partie de moi-même. Mon Parabataï.
Je ne sais plus quoi faire. Je ne vis plus. Je passe mon temps dans mes souvenirs, me remémorant la vie avec lui.
Je me souviens de la gamine effrayée que j'étais à la mort de mes parents. Je me souviens du petit garçon enjoué qui m'a sauvée de moi-même, de ma terreur paralysante. Je me souviens de moments passés à rire et à chahuter. Je me souviens de l'adolescente sûre d'elle que je suis devenue, prête à braver le monde entier tant que son meilleur ami était à ses côtés. Je me souviens de ma première peine de cœur, et de la glace menthe-chocolat, servie avec un assortiment de noms d'oiseau qui m'ont redonné le sourire. Je me souviens des crises de fou rire en plein entraînement. Je me souviens de la cérémonie des Parabataï, de la peur qui m'avait étreinte à l'idée de m'engager comme ça, mais aussi de l'assurance que c'était la meilleure décision que j'avais jamais prise. Je me souviens de nos combats côte à côte, où, avant même d'être Parabataï, nous nous comprenions sans même nous parler. Je me souviens de mon impatience d'aller combattre ce jour-là.
Et puis je me souviens aussi des disputes, de ces moments où nous nous battions l'un contre l'autre. Je me souviens aussi du sentiment de trahison que j'ai éprouvé quand il a commencé à sortir avec une autre. Je me souviens de la peur de le perdre pour toujours quand il m'a dit qu'il me détestait. Je me souviens de la douleur que ses mots pouvaient provoquer en moi. Je me souviens de lui avoir hurlé des choses dont je ne suis pas fière. Et je me souviens de la douleur quand la lame a transpercé son cœur. Je me souviens de mon être brisé en milles morceaux quand il s'est effondré, mort avant d'avoir touché le sol. Je me souviens de mes sanglots impossibles à refréner quand il a été enterré. Je me souviens de mes crises de panique, de mes cauchemars, de l'auto-mutilation qui ont suivit sa mort.

Ma mère entre dans la pièce et se précipite vers moi pour essuyer mes larmes, comme chaque nuit depuis la mort de Maxence. En réalité, c'est uniquement ma marraine, mais la seule chose qui me le rappelle est mon nom de famille. Elle me chuchote des mots doux, comme lorsque j'avais six ans et que j'avais fait un cauchemar. Sauf qu'alors, je venais de voir mes parents mourir et je revoyais leur mort chaque fois que je fermais les yeux. C'était il y a 19 ans. Aujourd'hui, j'en ai 25, et au lieu de mes parents dont j'ai oublié le visage, c'est la mort de mon meilleur ami que je revois dès que je ferme les paupières.
Je sais que c'est elle qui m'a sauvée. Et je lui en veux. Elle aurait dû me laisser mourir, avec mon Parabataï. Mais elle a vu sa meilleure amie, ma mère biologique, mourir sous les coups des Créatures de l'Ombre et elle ne veut pas que sa fille suive le même chemin. Je peux comprendre, mais il n'empêche que je lui en veux.
Je suis devenue une pâle réplique de l'ancienne Laéryn. Alors que j'étais joyeuse, fêtarde et pleine de vie, je suis devenue sombre, colérique et morose. J'étais celle qui mettais de l'ambiance, à présent je suis celle qui l'enlève. Je n'ai plus peur de rien. Je recherche la mort, enchaînant les actions dangereuses, mais elle n'a jamais voulu de moi. Ça fait deux ans que je combat en première ligne, et si certains disent que j'ai une chance inouïe d'être encore en vie, je prends plutôt ça comme une malédiction. Mes bars sont ornés de cicatrices bien trop droites pour être accidentelles, et je n'utilise plus les runes. Je ne les supporte plus parce qu'elles me rappellent la mort de Maxence. La cicatrice qui remplace la rune du Parabataï est le souvenir que les runes n'apportent rien de bon.
Je n'ai pas encore fait le deuil de mon Parabataï, et je ne le veux pas. Même si un jour j'arrive à accepter sa mort, je ne redeviendrais jamais celle que j'étais.
Ma mère - pardon, marraine - a déjà essayé de me faire reprendre contact avec ma famille biologique, les Grimaldi. Mais moi, je ne veux rien avoir à faire avec eux. Je les fuis comme la peste depuis la mort de mes parents, aussi bien que j'ai refusé de revoir mon frère aîné, qui n'est plus qu'un souvenir brumeux, comme les visages de mes parents, dans mon esprit. De ces derniers, je ne me souviens que d'une mélodie. Cette mélodie, c'était la berceuse que me chantait ma mère pour m'endormir.